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La chimère suicidaire de l’Eldorado : l’Occident ou la mort

Nous vous invitons à lire cet autre article de Docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue. Bonne lecture 

Le constat est sans appel, accablant ! Depuis la fin des années 2010, et sans commune mesure avec le poids démographique du pays, les Guinéens représentent, en France, en Belgique et en Espagne, la première population africaine en termes de demandeurs d’asile ou de protection des mineurs non accompagnés en situation irrégulière. Ne bénéficiant pas, contrairement à nombre de nos voisins, d’une diaspora suffisamment ancienne, nombreuse et solidement implantée dans les pays rêvés, l’aventure s’avère plus aléatoire et surtout, les transferts d’argent, triste originalité guinéenne peu enviable, loin d’enrichir ceux restés au pays ne compensent pas l’investissement de départ et les appauvris. Le paradoxe n’est qu’apparent. En effet, le moment est mal choisi. Les conditions d’accueil des pays de l’Eldorado (Europe, Amérique du Nord) se sont considérablement durcies et rendent l’aventure plus incertaine, inhumaine et… dispendieuse. Ça tombe mal !

Comment en est-on arrivé là ? Bien sûr, nombre de raisons objectives au départ des émigrants ne sont pas propres aux jeunes Guinéens ou à la Guinée et sont bien connues. Marché de l’emploi, même et surtout informel, saturé, violences familiales, sociétés gangrénées par le népotisme, le clientélisme, la corruption, accumulation des richesses du pays par une minorité, privatisation des systèmes de soin et d’éducation excluant toujours un plus grand nombre.

Le départ à l’étranger est vécu alors comme la seule alternative au désœuvrement ou une tentative de réparation de la misère familiale. Et encore ! Ce ne sont pas les plus pauvres ou les plus maltraités qui partent, car il en faut de l’argent pour se donner le droit de rêver ou de s’enfuir. Plus grave, même quand on réussit au pays, on veut s’en défaire, le fuir…

Tristesse incommensurable, l’horizon apparaît muré. Désespérance ! Aux politiciens, si prompts à accaparer le pouvoir et à s’y maintenir, de montrer leur patriotisme, de se défier (I have a dream !) de leurs seuls intérêts personnels ou partisans, de tenter de mettre en place les conditions d’un avenir possible.

La jeunesse, sans laquelle rien n’est possible, a besoin d’un zest d’espérance. Essayez d’essayer ! Il est très bien de construire de nouvelles routes, mais pourquoi exproprier, manu militari, sans proposition de relogement, tous ces pauvres gens établis, souvent depuis des dizaines d’années, sur les anciens chemins ? Rajouter du désespoir au désespoir n’a aucun sens !
« Plutôt la mort que le retour au pays ». Comment en est-on arrivé là ? Voilà ce qui m’importe, déconstruire l’hydre obscène de l’Eldorado occidental qui obsède tant notre jeunesse. Bien sûr, les images véhiculées par la télévision, les séries, les clips vidéo des chanteurs véhiculent des promesses de confort, d’argent facile. Mais plus encore les réseaux sociaux, en uniformisant les codes, les aspirations de la génération du copier-coller (je veux faire comme mon voisin qui m’a envoyé des images – forcément flatteuses – sur Instagram) et en individualisant les comportements (« je veux ! ») tendent un miroir dramatiquement déformant de la réalité de l’émigration qui s’avère, au final, plus insoutenable que les promesses des politiciens : « Il n’y a pas de dignité sans liberté : nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage ».
S’il subsiste des pressions familiales (« assume-nous ») pour inciter les jeunes, souvent âgés de seize à vingt ans, à tenter « l’aventure », désormais la décision se personnalise (« je veux partir ») tout en demeurant une entreprise collective. Convaincue par la démarche (« je vous soutiendrai »), rassurée par une prise de risque minorée sciemment ou non, la famille (voire le village) se cotise ou emprunte souvent en hypothéquant ses terres. Débiteur auprès des siens, l’échec est inconcevable pour le jeune, et la culpabilité mortifère si la réussite n’est pas l’issue du voyage.
En ne délivrant plus de visas, les pays européens se barricadent et comme la crédibilité des documents d’identité guinéenne est reconnue internationalement, le voyage s’avère long et souvent douloureux.

Les escales maghrébines peuvent durer des années et se révéler aussi coûteuses que traumatisantes pour un Africain subsaharien : racisme, humiliation, emprisonnement, racket, violence, meurtre, travail obligatoire et parfois vente en esclavage, quand l’émigrant ou sa famille ne sont pas en mesure de payer la fin du voyage : le terrible, mortel et très onéreux passage de la Méditerranée. « Plutôt la mort ou l’esclavage que le retour au pays ».
Pour les Guinéens qui, après avoir traversé mille dangers, atteignent l’Eldorado, le calvaire n’arrive pas à son terme. Ils doivent fuir la police, ne pas manger à leur faim, dormir de longs mois dans les rues des villes européennes avant d’être accueillis dans des centres d’hébergement, subir l’infernale pression de la famille, ignorante ou indifférente, et exigeant un rapide retour sur investissement.

Les conséquences psychologiques de ce parcours vers la richesse sont délétères et parfois irréversibles sur les individus. Pas de titre de séjour, pas de travail légal et nombreux sont ceux qui demeurent sans papier, corvéables à merci par des patrons peu scrupuleux, et vivant tels des ombres. Pour les administrations occidentales, ils n’existent pas. « Plutôt la pauvreté et le manque de liberté dans un pays riche et démocratique que le retour au pays ».
Quand Il m’arrive parfois de rencontrer certains de ces invisibles au coin d’une rue française, sur une place ou dans un hôpital psychiatrique, j’essaie de les aider, les comprendre. Ces sombres héros ne cessent de me toucher, mais je ne veux pas que leur réussite toute relative serve d’exemple à d’autres prétendants au départ illégal, je ne veux pas que les familles s’appauvrissent davantage pour une telle chimère.

Je ne veux pas que leur glorieux échec jette l’opprobre sur tous ceux qui, n’ayant pas atteint l’Eldorado, sont rentrés au pays, tels des parias, et souvent en se cachant de leur propre famille. Et si c’étaient eux les vrais héros ? Donnons-leur la parole, écoutons-les raconter leur histoire, ils ont tant à nous apprendre, qu’ils n’aient plus honte d’avoir préféré « plutôt la vie et le retour au pays ».
Par docteure Yassine Kervella-Mansaré, anthropologue

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