Emmanuel Lamine Touré
Enseignant et responsable pédagogique en Suède rêve d’un système éducatif efficace pour son pays la Guinée. Nous vous proposons cette autre réflexion qu’il a faite dans le sens de la qualification du système éducatif guinéen
QL’école guinéenne face à l’analphabétisme : Bâtir une éducation pour la transformation sociale pourrait être une pensée refondatrice !
Avec un taux d’analphabétisme estimé à près de 65 % (valeur moyenne), la Guinée se trouve à la croisée des chemins. L’incapacité d’une large partie de la population à lire, écrire ou comprendre un texte simple freine le développement économique, affaiblit la démocratie et perpétue les inégalités. Dans ce contexte, l’école guinéenne ne peut se contenter de remplir une fonction académique; elle doit se positionner comme un véritable levier de transformation sociale. Elle doit être inclusive
Une école en quête de sens
Le sociologue français Émile Durkheim voyait l’école comme une institution de socialisation, un outil de cohésion pour préparer les citoyens à la vie en société. Bien avant que je ne le découvre, j’étais déjà arrivé à la conclusion que l’école est une sorte de prison positive. En Guinée, cette vision reste d’une brûlante actualité. Elle va donc cadrer nos futurs adultes pendant 8 heures multipliées par 5 jours par semaine. Le système éducatif, hérité du modèle colonial, reste trop souvent déconnecté des réalités sociales, culturelles et économiques du pays.
De cet héritage, nous avons encore un système de note obsolète, dégradé, insignifiant et, à la limite, très insolent à l’égard de la science. J’y ai réfléchi depuis des lustres et ma conviction est très fidèle à ma conclusion. L’analphabétisme de masse est le symptôme d’un échec structurel, et non d’un simple manque de moyens parce qu’ils sont peu au niveau de la classe dirigeante à lier ce phénomène au dysfonctionnement de la société.
Le professeur Alpha Amadou Bano Barry, l’homme scientifique de notre temps, pour qui je voue un véritable respect, sociologue guinéen et ancien ministre de l’Éducation nationale, rappelait dans ses travaux que « l’école guinéenne a besoin d’une révolution culturelle, capable de faire dialoguer les savoirs locaux et les exigences de la modernité ». Cette révolution commence par une réforme courageuse, centrée sur l’inclusion, la proximité communautaire et l’adaptation des contenus aux réalités nationales. Alors, une question: qui sont ceux ou celles qui ont des connaissances avérées sur nos réalités nationales?
Une pédagogie de libération
Le pédagogue brésilien Paulo Freire, dans Pédagogie des opprimés, défend l’idée d’une alphabétisation comme acte politique, libérateur, et non neutre. Apprendre à lire, c’est aussi apprendre à lire le monde. C’est également s’ouvrir sa conscience, ses neurones et en faire un redoutable outil de conquête de l’univers. Cette approche trouve un noble écho en Guinée, notamment dans la pensée de Lamine Camara, pédagogue guinéen, pour qui l’éducation doit « partir des réalités du terrain et viser l’autonomisation des apprenants, surtout dans les zones rurales où les inégalités sont les plus criantes. »
Alors, voici quelques pistes et pour l’instant, je ne retiens que cinq (5) pour une école actrice du changement:
a- L’alphabétisation des adultes : Entre 2003 et 2010, j’ai été à la tête d’un projet de développement communautaire dans le sud du pays. Nous travaillions pour lutter contre la mutilation génitale. Les mesures d’accompagnement ciblées étaient entre autres, la pisciculture, la saponification, le jardin potager, la pâtisserie, la formation des formatrices et l’alphabétisation. C’est là que nous avions compris que le système formel ne suffit pas. Il faut développer des programmes d’éducation non formelle, en langues nationales, accessibles aux adultes et jeunes déscolarisés et ceux et celles qui n’ont jamais été à l’école. Cette expérience et celle de plusieurs ONG locales montrent que lorsque l’alphabétisation est adaptée au contexte – agriculture, santé, droits civiques – les communautés s’en emparent avec enthousiasme.
b- L’intégration des langues nationales : Le penseur africain Joseph Ki-Zerbo affirmait : « On n’alphabétise pas un peuple dans une langue qu’il ne parle pas. » La Guinée gagnerait à développer un système éducatif multilingue, valorisant les langues telles que le poular, le malinké, le soussou ou le kissi, comme passerelles vers le français et le monde. Là, l’équilibre dans le partage du savoir ne serait plus seulement une simple envie ou simple souhait puisque c’est le contenu qui compte.
c- La réforme des contenus et des méthodes : À ce niveau, je vais demander l’avis de John Dewey, qui appelait à une éducation par l’expérience, il faut sortir du cadre rigide et magistral. Apprentissage par projet, pédagogie active, éducation à la citoyenneté : des approches qui rendent l’école plus vivante, plus utile, et plus ancrée dans la réalité.
d- La valorisation des enseignants : Le renforcement de la formation des enseignants, à la fois sur le plan didactique, linguistique et psychopédagogique, est une priorité. Comme le souligne Hadja Aïssatou Bella Diallo, « un enseignant mal formé reproduit la marginalisation qu’il a lui-même subie. » Là, on voit clairement le lien entre la qualité de l’enseignement reçu par celle de l’enseignement “produit”
e- Le lien école-communauté : L’éducation est l’affaire de tous. L’implication des familles, des leaders religieux, des chefs traditionnels dans la gestion et la promotion de l’école permet de restaurer la confiance et d’ancrer l’école dans la communauté. L’école doit avoir le rôle de matrice à la base comme c’est le cas en Suède, en Finlande, en Norvège et au Danemark où les communes sont les premières responsables de tout ce qui est enseignement primaire et secondaire.
L’éducation, levier contre les fractures sociales
La pauvreté, le chômage, l’exode rural, la radicalisation ou les mariages précoces trouvent racine dans l’ignorance. L’éducation est donc une arme contre ces dérives. Une école qui forme des citoyens éclairés, capables de penser par eux-mêmes et d’agir pour le bien commun, est une école qui construit la nation.
Comme le disait Nelson Mandela, « l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde. »
En Guinée, cette vérité résonne avec une urgence particulière. Refonder l’école, c’est s’attaquer aux causes profondes de l’analphabétisme, mais aussi ouvrir la voie à une société plus juste, plus inclusive et plus libre.
Emmanuel Lamine TOURÉ
Enseignant et responsable pédagogique
Riksten skola et Björkhaga skola
Suède